dimanche 3 mai 2015

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Chapitre 1  -  Chapitre 2  -  Chapitre 3  -  Suite



 

Le Président s’assoit dans son fauteuil derrière son bureau, ajuste sa cravate et invite d’un geste autoritaire son interlocuteur à prendre place dans la chaise en face. Il reste un moment silencieux, tournant les pages d’un volumineux rapport ; avec son stylo-plume, il souligne ou entoure certains passages.

Jean-Gabriel pose sa canne contre son fauteuil, s’assoit et attend. Tout est calme, aucun bruit, juste le gratouillis de la plume sur le papier et le tic-tac cristallin égrainé par une petite horloge qui doit valoir son poids en or, si ce n’est plus. Les boiseries, les tableaux, le mobilier… dans l’immeuble ultramoderne de la Commission européenne, cette pièce est décorée avec beaucoup de classicisme comme si l’intention était de montrer que l’Europe plonge ses racines dans l’Histoire, qu’elle y puise depuis plusieurs siècles ce qui constitue son rayonnement, sa grandeur. Tout respire le luxe, même l’odeur semble précieuse. Il n’aime pas. Il suppose que l’intention est d’impressionner les visiteurs, de faire en sorte qu’ils soient intimidés par les ors de la Commission européenne. Il ne se sent ni impressionné, ni intimidé, juste incommodé. Il se demande s’il a bien fait de venir. Mais avait-il le choix ?

Traducteur-libraire, installé à Marche-en-Famenne en Wallonie, spécialiste en philosophie occidentale, il ne parvient pas à joindre les deux bouts. Pas assez de clients, trop de charges, un peu de laisser-aller dans sa comptabilité… il risque de devoir déposer la clé sous la porte s’il ne trouve pas un job rémunérateur. Mettre au service de l’Europe sa parfaite connaissance de douze langues différentes pourrait constituer une solution acceptable. C’est pourquoi il a postulé pour ce job d’interprète.

Il rajuste sa position sur sa chaise, sa jambe lui fait un peu mal ; c’est comme ça quand il se sent un peu stressé. Il pourrait envisager une opération du genou mais ça lui coûterait trop cher alors il continue à utiliser sa vieille canne.

Le silence s’éternise juste ponctué par le tic-tac de la pendule. Jean-Gabriel passe sa main sur son crâne chauve Une idée lui vient, autant jouer cash se dit-il. Il sourit en envisageant la suite de l’entretien.



Le Président tripote son nœud de cravate avant de reprendre la parole. Jean-Gabriel écoute. Il lui est fait un compte rendu des lacunes qui apparaissent dans le rapport : si la maîtrise de la langue écrite ne pose pas de problème il n’en va pas de même avec l’oral. Quelques approximations ont été constatées aussi bien en russe qu’en chinois, fort heureusement il a très bien déjoué les pièges des tests en anglais et en anglo-américain.

-          C’est un point très favorable. Il y a aussi votre capacité d’apprentissage, vous parvenez à mémoriser un lexique très vite et à l’utiliser à bon escient.

Le Président lisse à nouveau sa cravate et ajoute : Enfin ce qui m’a beaucoup intéressé c’est votre parcours, il est totalement atypique, mais il me donne à penser que je peux croire à votre probité : j’ai le sentiment que je peux vous accorder la plus totale confiance. Toutefois…

-          Elle vous gêne ?

-          Quoi ? Qu’est-ce qui me gêne ?

-          Votre cravate.

Le président de la Commission européenne lui jette un regard interloqué.

-          Je vous propose le poste de traducteur officiel de la Présidence et vous me parlez de ma cravate, je ne vous comprends pas !

-          C’est important de se sentir bien dans ses vêtements… vous devriez l’enlever.

-          Quelle idée ! Jamais de la vie !

-          Pourtant vous seriez plus à l’aise.

-          Mais j’aurais l’air de quoi ?

-          D’un type qui se libère de l’emprise d’une certaine forme de société. La cravate c’est un peu la corde du pendu. L’homme, qui se revendique comme appartenant à une certaine élite, porte ce symbole autour du cou en attendant de croiser le gibet où on va pouvoir le pendre.

-          Comme vous y allez ! en plus vous vous méprenez sur mon geste. Je vérifie la position de la cravate parce que c’est un prototype.

-          Voyez-vous ça…

-          Oui, les ingénieurs d’un institut italien de recherche du textile ont travaillé un métier à tisser dynamique qui permet d’exercer une tension adaptée sur les fils de chaîne du tissu. Le prototype a été réalisé en Allemagne et il est à l’essai en France. Il y a aussi certains fils de trame qui sont en matière résiliente, cela a été développé en Lettonie. La résilience permet de compenser l’angle plus ou moins prononcé pris par le nœud.

-          Bien content de savoir comment l’Europe utilise nos impôts !

Le Président fixe son interlocuteur et s’empourpre, un masque de colère commence à durcir ses traits. Jean-Gabriel soutient son regard. Tranquillement. Il se demande s’il n’y est pas allé un peu fort tout de même. Il se dit qu’il va peut-être se faire tarnakiser. Il aime bien ce verbe qu’il vient d’inventer, une petite pensée pour Julien Coupat tandis que le Président reprend ses esprits, esquisse un léger sourire un peu figé au début puis qui se décrispe totalement. Jean-Gabriel sourit à son tour.

-          Vous me bluffez !

-          Écoutez Monsieur le Président, je ne comprends pas qu’on accepte de porter cet engin de torture. J’ai supporté la cravate pendant un an : un supplice. C’était quand je faisais mon service militaire en Polynésie Française.

-          Ah ? J’ai dû sauter ce passage dans votre dossier. J’ai bien vu que vous étiez en délicatesse avec la France…

-          Oui, il y a quelque temps on m’a invité à changer d’air… mais à l’époque j’ai eu à subir le "passage sous les drapeaux", c’était avant que Chirac ne supprime cette connerie.

-          C’est vous qui le dites… Et si vous n’avez pas eu à goûter au plaisir du treillis, que faisiez-vous donc ?

-          Secrétaire dans la marine à Papeete, joli coin mais un peu paumé. J’en ai profité pour apprendre le tahitien et un peu l’hawaïen parce que j’avais un correspondant qui faisait le même job que moi chez les Marine’s, ça nous permettait de tuer le temps en dialoguant par radio dans les langues vernaculaires du secteur. Et vous, Monsieur le Président, avez-vous goûté les joies de la vie militaire ?

-          J’étais élève officier de réserve dans la marine de sa royale Majesté.

-          Chacun ses petits travers !

-          Dites donc Monsieur Pennac ! je vous trouve bien…

-          Le Président se lève, il marche de long en large un moment, il est petit, un peu enveloppé, ses cheveux bruns et teints commencent à se clairsemer, son nom sonne comme celui d’un grand hollandais athlétique et musclé : il n’en n’a pas le look et le déplore. Jean-Gabriel reste silencieux. Il attend. Arnold Van Cliff esquisse le geste de rajuster sa cravate mais se retient. Il vient s’assoir près de son interlocuteur. Seule l’horloge rompt le silence. Tic-tac. Jean-Gabriel plonge son regard dans les yeux du Président.

-          Qu’est ce que vous allez décider ? Vous pouvez choisir de m’embaucher ou bien me trouver des poux dans la tête pour me mener une vie d’enfer parce que vous m’avez trouvé franchement gonflant et irrespectueux. Vous en avez la possibilité. Si ça se trouve, c’est un choix crucial que vous avez à faire. Allez donc savoir ! Franchement, je ne voudrais pas être à votre place… C’est la solitude du pouvoir ça, Monsieur le Président.

-          De fait.

-          Écoutez, ils m’ont fait traduire un passage du Kama Soutra en russe, en anglais, en chinois et même en portugais ; la position de la brouette… je ne savais même pas que ça existait ! Si nous choisissons de travailler ensemble je m’engage à traduire fidèlement vos propos et ceux de votre interlocuteur. Je n’aime pas tout ce que vous faites, ni l’institution que vous présidez, tant s’en faut, mais je vous aime bien. Je vous traduirai, je ne vous trahirai pas.

-          Je préférerais.

-          Vous savez, dans la situation de conversation, le traducteur doit rester extrêmement concentré sur les propos et le contexte immédiat, c’est un exercice qui demande une grande attention. Ça semble difficile de s’amuser à modifier le sens de ce qui est dit, d’autant qu’on parle sous le contrôle du traducteur de l’autre personne. Si vous avez le moindre doute vous n’aurez qu’à observer l’expression de son visage. Vous verrez bien s’il tique à ce que je dis.



Arnold Van Cliff se dirige vers la fenêtre et contemple en silence le ciel de Bruxelles. Tic-tac… il se retourne et regarde longuement Jean-Gabriel Pennac
assis face au bureau, cet homme semble placide, sans nul doute irrévérencieux mais assurément pas carriériste et il y a la canne : un bâton un peu noueux, poli par l’usage… il en connaît l’histoire, c’est cet objet qui le décide.

-          Très bien, je vous fais confiance. Juste une question vous êtes au courant pour Mathilde ?

-          Bien sûr, comme tout le monde.

-          Bien. Je n’ai pas de Première dame qui pose à mes côtés sur les photos officielles, Il m’arrive d’être cafardeux…

-         

-          Bon, nous commençons mardi prochain, nous irons à New York. Je dois me rendre au siège de l’ONU pour une réunion sur l’inscription au patrimoine immatériel de l’humanité, j’y rencontrerai Madame Donaldson. Ensuite nous enchaînons par une petite tournée dans des entreprises européennes implantées aux États Unis et pour terminer une visite privée à Camp David en fin de semaine.

-          Excusez-moi Monsieur le Président mais il me semblait que la question de la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel relevait de l’UNESCO.

-          Exact. Vous marquez un point en faisant cette remarque, j’apprécie. Il s’agit d’un rapprochement entre les deux organisations, un événement très important, c’est pour cela que la présidente des États Unis y assistera.

-          Je comprends mieux.

-          Après cela, vous irez passer un moment en Russie et en Chine, je veux que vous soyez complètement à l’aise avec ces deux langues car vous devrez être totalement opérant dans deux mois. L’Union européenne organise un sommet important au Qatar, nous aurons la visite de Sarah Donaldson, Stanislas Kamarov et Yang Penjing.

-          États Unis, Russie et Chine ! belle affiche ! ils seront là en même temps ?

-          Non hélas, ça aurait été trop beau, ils vont venir l’un après l’autre. Il n’empêche que ce que je souhaite c’est qu’on arrive à quelque chose de concret. Montrer la place, la grandeur de l’Europe sur l’échiquier du monde. C’est un sommet sur le thème des énergies fossiles. Si seulement on arrivait à changer quelque chose vis-à-vis de l’utilisation des réserves mondiales…

-          Vous y croyez ?

-          Bah !…. en tout cas préparez-vous, vous avez du pain sur la planche, vous aurez un programme chargé. Vous n’aurez bien sûr aucune mission officielle mais vous pourrez côtoyer des personnalités influentes ; tâchez de nouer des contacts.


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