vendredi 1 mai 2015

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Shenphen Naiwang Rimpotché est un peu perdu dans l’aéroport.

Il a comme excuse de n’être pas venu ici depuis 18 ans, à l’époque il avait cinq ans et on l’appelait Shenphen Naiwang-Singleton (sur sa carte d’identité de citoyen américain c’était écrit Stephen Singleton). Il se souvient de la peine immense qu’il a éprouvée lors de la séparation. Sa mère n’a pas pu retenir les larmes, son père était terriblement ému. Et lui, dans son survêtement Nike, avec son roller sous le bras, il se demandait bien pourquoi on lui faisait subir cela.
Son père était réfugié tibétain, pas trop à jour avec sa carte verte, sa mère, Jessica Singleton, était pharmacienne et bouddhiste. Ils vivaient en Californie. À peine quatre mois après sa naissance, Shenphen a été désigné comme la réincarnation de Thubten Jigmé, un lama exilé au Ladakh, le maître spirituel du monastère de Diskit, situé au milieu de nulle part au nord de l’Inde et cofondateur de la prospère Fondation pour la Préservation de la tradition du Maitraya installée à Palo Alto et qui rayonne sur toute la Californie. Il était décédé quelques mois plus tôt.
Shenphen avait seize mois quand ses parents l’ont amené à Dharamsala, en Inde, à la rencontre du Dalaï-lama. Celui-ci a confirmé le verdict et a intronisé Shenphen Naiwang-Singleton comme la réincarnation du lama Jigmé. Shenphen a alors été renommé Shenphen Naiwang Rimpotché, ses proches l’appellent lama Shenphen. Et il vient de passer 18 ans à Diskit.

À Diskit il fait très froid, c’est sale, on mange très mal et on s’ennuie. Quand on a cinq ans à Diskit on ne peut pas regarder Disney Channel le matin en mangeant des céréales et des donuts. Le skate a été démonté : un Shiva doré a été dessiné sur la planche, elle orne désormais l’autel du temple, les roulettes sont fixées sous le fauteuil du vieux lama Pabongka qui est grabataire, c’est plus commode pour le déplacer.
Le moinillon de Diskit n’a pas de Samsung Galaxy Note, il n’a pas de profil Facebook, il a juste le droit de passer des heures et des heures à apprendre des textes sacrés auxquels il ne comprend rien et à se faire taper sur les doigts s’il se trompe quand il récite ces interminables prières.
Quand la sève monte dans le corps du moine ado à Diskit, il peut oublier. Il vaut mieux oublier. Il garde un souvenir cuisant de la badine du lama Rigdzin qui lui a fait passer l’envie de regarder avec trop d’insistance la fille du tailleur quand elle venait prier dans le temple.

Il rêve d’un Mac Do, il rêve d’aller au Starbucks Café avec une jolie fille. Cette rousse-là qui se retourne pour consulter le tableau des arrivées, quelles jolies petites fesses ! Ou cette blonde-ci qui attend le client derrière le comptoir d’un salon de thé, quelle paire de nichons ! Il envisage des trucs… qui ne sont pas écrits dans les textes sacrés qu’il a étudiés à Diskit ; mais il imagine très bien une célébration sacrée qu’il pourrait réaliser avec ces deux créatures, cela serait à la fois très doux et très fort. Une union sexuelle qui pourrait revêtir des échanges complexes qu’il imagine très précisément et qui serait tout aussi chargée de sensualité que de spiritualité, il est lama quand même !
Mais pas moins homme.

La vendeuse de pâtisseries le regarde sourire aux anges, elle lui fait un signe de la main. Il s’approche du comptoir comme dans un rêve. Mon Dieu ! se dit-il, elle est encore plus belle de près que de loin.
-          Vous voulez boire ou manger quelque chose, noble voyageur ?
-          C’est très aimable à vous, Madame, mais je viens tout juste de prendre un solide petit-déjeuner dans l’avion.
-          Peut-être un thé alors, je vous l’offre.
-          Ce serait vous faire offense que de refuser.
Elle s’affaire pour préparer le breuvage, elle doit se pencher pour attraper la théière, puis l’eau, puis la tasse, puis le sachet… à chaque fois Shenphen a une vision époustouflante sur ce que dévoile son décolleté, sa poitrine est opulente, son soutien-gorge est orange… C’est beaucoup moins prude que ce que lui donnaient à voir les femmes du Ladakh les jours du marché. Quand elle se redresse, leurs regards se croisent. Elle esquisse un sourire à chaque fois un peu différent ; à chaque fois un peu plus troublant.


Pourvu qu’elle ne se rende pas compte dans quel état elle me met, pense-t-il, j’ai une de ces érections ! Heureusement qu’il y a le comptoir ! N’empêche que cette robe de moine ce n’est pas terrible pour masquer mon trouble, bien au contraire. Je passerai plus inaperçu si je portais une bouse de yack posée sur ma tête.

En tout cas la serveuse s’amuse beaucoup de la situation, il est tout mignon ce petit moine avec sa tenue orange (peut-être pas très très propre…) n’empêche qu’il est plutôt craquant avec son crâne lisse et ses jolis yeux noirs chargés de concupiscence… Si ça se trouve il est encore puceau… pas pour longtemps ! Ce n’est pas bien difficile d’orienter la conversation pour obtenir ce qu’elle désire.
-          Oh c’est super, minaude-t-elle, vous faites du yoga, j’aimerais tant que vous me donniez un cours, je pratique mais je suis tellement empotée avec mon corps…
-          Je ne suis pas professeur de yoga.
-          Je suis sûre que vous saurez très bien me montrer et me guider.
-          Mais je…
-          Allons, allons, ne soyez pas timide, comme vous avez un peu de temps avant votre prochain vol, je vais vous faire une proposition très honnête : j’ai une amie qui est femme de chambre au Sofitel juste à côté, je l’appelle et je suis sûre qu’elle pourra nous dégoter un endroit tranquille. On s’y installe et on se fait une séance de yoga, vous pourrez même vous reposer un moment, prendre une douche, vous relaxer…
-          C’est-à-dire que…
-          C’est vrai, il y a un petit problème : je n’ai pas de tenue adaptée. Il faudra que je me mette en sous-vêtement ; ils sont orange, nous serons assortis ! Hi, hi, hi… Faites donc un petit tour, je vous trouve tout chose… et je vous attends ici dans une heure. Je compte sur vous ! Conclut-elle en passant sa langue sur ses lèvres.

C’est diablement tentant, mais une petite voix lui dit que son destin est tout autre. Il sent au plus profond de lui-même que ces idées concupiscentes ne sont pas de mise. Il a besoin de garder son cœur pur, de ne pas charger son karma. Il a besoin de trouver un lieu isolé pour retrouver son calme, chasser ces pensées lubriques. Son bas-ventre commence à lui faire horriblement mal. En même temps il a terriblement envie de succomber aux délices de la chair, surtout si elle est uniquement recouverte de fine dentelle orange…

Shenphen déambule dans les couloirs de Kennedy Airport en récitant La Prière à Sept Branches. Son transfert pour LA décolle dans quatre heures, ce qui laisserait le temps de… et de… et encore de… il respire un grand coup et choisit de sortir un moment sur le parvis.
L’air frais du petit matin lui fait du bien. Il va revoir ses parents qui habitent toujours à Los Angeles, il est ravi de faire la connaissance de sa petite sœur qui a six ans de moins que lui et qui a eu la chance de ne pas être une réincarnation de lama ; mais il n’est pas sûr d’être emballé à l’idée d’aller diriger ce monastère, de devoir s’impliquer dans la Fondation pour la Préservation de la tradition du Maitraya.
Il retourne dans le hall, il est vaguement inquiet ; sans raison apparente. Plusieurs fois il a croisé deux ouvriers d’entretien. Ce sont des Asiatiques, sans doute des chinois, ils portent un étrange écusson sur leur bleu de travail : un dragon en fil d’or. Ils semblent occupés à la vérification des portes automatiques mais bizarrement leur activité les amène à suivre le trajet du lama. Ils font tout pour faire semblant de ne pas le remarquer. Pas de parano, se dit-il, même dans ce melting-pot, avec ma robe orange et mon crâne tondu, c’est bien normal que j’attire les regards, j’ai quand même le look d’un Tibétain et c’est vrai qu’entre la Chine et le clergé du Tibet ce n’est pas l’entente cordiale. Il poursuit son chemin et cherche des toilettes.

Il se rapproche d’un groupe d’hommes. Ils sont cinq ou six, ce sont des Occidentaux. Il y en a un plus petit qui semble être leur chef, il a une démarche très digne. Il marche près d’un gros costaud qui porte des oreillettes, tous ces hommes sont habillés en costume cravate sauf un qui porte un polo, une veste en lin et qui a le crâne rasé. Cette personne capte le regard du lama, il se déplace en s’aidant d’une canne. Il y a quelque chose dans son attitude qui l’attire. Bien incapable de savoir quoi…
L’homme chauve à la canne se détache du groupe et s’arrête en face de lui. Ils se saluent en effectuant une très légère courbette. Les deux hommes sont surpris d’être ainsi face à face, ils se sont retrouvés dans cette posture sans y avoir réfléchi, attirés par quelque chose qu’ils n’ont pas contrôlé. Shenphen ne pense plus à la serveuse sexy, il est absorbé par l’échange de regard avec cet homme qui semble pourtant bien ordinaire ; c’est comme un souffle, empli de calme, de douceur, un état de grâce ; il a déjà ressenti cela après de longs, longs temps de méditation, mais bien rarement. Là, c’est à la fois immédiat et extrêmement puissant. Le lama sent qu’il a quelque chose à dire à cet homme qui lui renvoie un regard à la fois complètement compréhensif et franchement interrogatif.
Il parle, sans trop savoir ce qu’il dit ; salue son vis-à-vis puis reprend son chemin. Il a soudain très envie d’aller aux toilettes.

La suite...

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